Les toiles de Annie Barrat sont un pur éloge de la vue et de la peinture, une interrogation permanente sur le regard. Pas de sens caché, mais seulement le voir à voir. Chaque toile est un microcosme personnel où l’Orient se mêle à l’Occident, où plutôt une image de l’Orient et une image de l’Occident à travers une mise en apesanteur des éléments susceptibles de faire signes. Des figures de cible, détachées de tout contexte, difficilement identifiables, détournées de leur destination, côtoient ou alimentent des détails d’œuvres classiques de l’histoire de la peinture, dans un vide coloré qui autorise le jeu des forces. Puissance de la contiguïté de ces formes dont rien ne justifie le rapprochement. La toile est alors un espace où tout se tient, un univers en équilibre précaire, ou plutôt suspendu. Le titre lui-même déplace encore l’œuvre, brouille les pistes.
La peinture de Annie Barrat ne reproduit pas le monde, elle le rend visible selon la formule de Paul Klee, un artiste n’est pas un œil, mais un regard, non une reproduction mais une invention du monde. Présentation d’un visible et non reproduction du réel. Arpentage d’un monde qui ne doit qu’à la peinture. Aucun centre de gravité, pas de centre, ni de périphérie, une surface minérale au seuil de la rupture. Chaque toile est son propre chemin, et non une voie détournée pour nous emmener quelque part. Impossible de trouver une prise de sens, la sécurité d’un récit pour côtoyer l’abîme de sens qui fissure le regard. La toile demeure un labyrinthe qui suggère des pistes qui s’effondrent l’une après l’autre. Aucune accroche ne vient réconforter le regard en le laissant suivre un fil d’Ariane. Rien ne cherche à séduire, à convaincre, à forcer l’attention, à enfermer dans ses rets.
L’accord des formes est sur le fil du rasoir, au point d’immobilité d’une tension. L’effacement du peintre est un leurre car il tient au bout de son pinceau les forces en équilibre. La posture de Annie Barrat est celle d’une humilité laissant le champ libre aux intensités du regard, donnant son essor à la polysémie. Elle peint autant le virtuel des formes que les formes elles-mêmes. Ces toiles énigmatiques offrent leur disponibilité au regardeur. Le sens ingrat qui les traverse ne prend pas partie, elles ne sont pas dépliées, elles en deviennent inépuisables pour qui accepte de cheminer au seuil du mystère sans attendre de réponse, dans la seule demeure de la question. Eloge de la lenteur. Aucune plénitude pour combler l’espace de la toile ou celui du regard. L’absence mine la toile dans une sorte de détachement, d’humilité face au réel. Annie Barrat laisse le monde en paix, même si elle porte témoignage de son existence. Elle ne nous prend pas par la main pour nous guider. Elle sait qu’un vase vaut par le vide qu’il ouvre, non par sa contexture. La toile est une mise en circulation du sens, sans emprisonnement dans une histoire, nous allons vers elle comme les enfants qui jouent aux billes en ne se souvenant plus des règles.
David Le Breton Juillet 2004