Espaces limitrophes


                       Impétueuse exploratrice du monde et de ses représentations, Annie Barrat filtre, abstrait les signes qu’elle capte dans le flux des médias, les méandres du souvenir ou les errances poétiques. Elle vide les images et les mots de leur substance pour mieux interroger leur forme. Les liens qui tiennent le monde se défont en bribes. Action caustique d’où naît une autre encyclopédie de la nature et de l’homme, un répertoire pour tenter d’appréhender l’insaisissable. Dans ses dessins au format immuable, elle décape ces formes détachées de leur contexte, des formes presque épuisées à force d’être usées par le regard : son trait tantôt linéaire et intransigeant, tantôt enfantin ou lyrique, leur redonne une puissance drôlatique et mordante, pleine d’un rire sonore et grinçant, tendu entre le désir et la désillusion. Résistance à l’actuel état du monde, battements de cils face à la folle danse des images, geste rapide pour se saisir de l’essentiel : les images sortent de leur trajectoire. Signe et ligne, espace et mots se combinent ici en images rébus, extraits d’une visibilité aveuglante.

Humblement, Annie Barrat tente de trouver un antidote au vertige. Sa peinture réordonne ces signes isolés qui se déploient ou se recomposent dans une apesanteur apparente. Loin de toute psychologie, elle transcende ce rapport au monde épidermique et critique en un geste artistique qui tend vers la neutralité expressive. Face à un monde qui se décolore, Annie Barrat trouve le point juste et vibrant du chant des voyelles ou des dissonances résolues des fugues de Bach avec ses gris longuement travaillés en couches transparentes, dans un ample mouvement horizontal qui caresse la surface de la toile. Les couches de pigments se superposent, absorbant parfois le signe ou la lettre, jusqu’au point ultime où naissent ces étranges résonances, ces vibrations inframinces entre nuances infimes.

Ce jeu d’équilibriste toujours en danger au bord de l’abîme se retrouve dans le jouissif mélange du fait trivial et du fait artistique, de l’accessoire et de l’essentiel. La réalité de nos expériences tient dans ces détails qu’Annie Barrat collectionne et réordonne en une mémoire active qui sédimente, isole ou métamorphose et donne la force de penser. Les titres, noms de lieux ou de villes qui résonnent de guerres civiles, de catastrophes climatiques, de décisions politiques ou de fantasmes d’aventure, diffractent à leur tour la perception. Tendues à l’extrême, les peintures d’Annie Barrat, engagées et silencieuses, soufflent sur la cendre de notre propre mémoire.

France Nerlich

France Nerlich - Espaces limitrophes Janvier 2008



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